D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère

Ce livre est un choc. Il contient à lui seul plusieurs livres. Il raconte plusieurs histoires, arrivées à peu près au même moment à des personnes de l’entourage de l’auteur.

Emmanuel Carrère a vécu le tsunami en Asie du Sud-est à Noël 2004. Il était en vacances avec son fils et sa compagne, Hélène. Un couple de leurs amis a perdu sa très jeune fille dans la catastrophe. Pendant ce temps, en France, Juliette, la sœur cadette d’Hélène, handicapée par le mauvais traitement d’un premier cancer, se bat à nouveau contre la maladie.

 

Jamais on n’avait si bien écrit sur le cancer, sur la perception de la maladie ; jamais on n’avait si bien écrit sur le surendettement, sur les sociétés de crédit à la consommation qui abusent de la faiblesse, de l’ignorance, de l’avide besoin de normalité – le fameux « vivre comme tout le monde », qui se traduit par « vivre équipé » – des petits.

Jamais, surtout, on n’avait si bien écrit sur la façon dont la vie des autres interagit dans sa propre existence.

On ne ressort jamais indemne d’avoir été confronté au malheur d’autrui ; on ne ressort jamais indemne de l’acte d’écrire sur d’autres, de cette indiscrétion que l’écriture nécessite.

« D’autres vies que la mienne » est un très grand livre.

 

 

Florilège de citations :

 

« La veille encore ils étaient comme nous, nous étions comme eux, mais il leur est arrivé quelque chose qui ne nous est pas arrivé à nous et nous faisons maintenant partie de deux humanités séparées. » (page 35)

 

« Je ne savais pas ce qu’il fallait faire mais je savais à ce moment n’en être pas capable. » (page 89)

 

« C’était la vie telle que la montrent les publicités des mutuelles ou des prêts bancaires, la vie où on se soucie du taux annuel du livret A et des dates de vacances dans la zone B, la vie Auchan, la vie en survêtement, la vie moyenne en tout, dépourvue non seulement de style mais de la conscience qu’on peut essayer de donner forme et style à sa vie. Je toisais cette vie de haut, je n’en aurais pas voulu, il n’empêche que ce jour-là je regardais les enfants, je regardais les parents les filmer avec leurs caméscopes, et je me disais que le choix de la vie à Rosier n’était pas seulement celui de la sécurité et du troupeau, mais de l’amour. » (page 92)

 

« On s’est étreint en silence, ce silence accompagné d’une pression de la main sur l’épaule étant dans nos milieux l’expression maximale du chagrin, puis on a parlé de choses pratiques. » (page 103)

 

« La première nuit qu’on passe à l’hôpital, seul, quand on vient d’apprendre qu’on est très gravement malade, que de cette maladie on va peut-être mourir et que c’est cela, désormais, la réalité. Quelque chose, disait-il, se joue à ce moment, qui est de l’ordre de la guerre totale, de la débâcle totale, de la métamorphose totale. C’est une destruction physique, cela peut-être une refondation. » (page 115)

 

« Nous étions engagés dans un projet commun, ce projet impliquait qu’il me raconte sa vie et il n’a jamais fait mystère du plaisir qu’il y prenait. Il aime parler de lui. C’est ma façon, dit-il, de parler des autres et aux autres. » (page 122)

 

« Même si nous sommes tous d’accord sur l’idée à la fois bien-pensante et juste que ce qui compte n’est pas ce qu’on fait mais la façon dont on le fait […], nous faisons tous plus ou moins la distinction entre les métiers créatifs et les autres, et c’est plutôt dans les premiers que l’excellence, faite non seulement de compétence, mais de talent et de charisme, peut s’évaluer en termes de grandeur. » (page 128)

 

« Les héros ne sont pas forcément ceux qu’on croit. » (page 132)

 

« Pour qui a toujours eu le sentiment d’exister, l’annonce de la mort est triste, cruelle, injuste, mais on peut l’intégrer à l’ordre des choses. Mais pour qui, au fond de lui, a toujours eu l’impression de ne pas exister vraiment ? De n’avoir pas vécu ? » (pages 154-155) 

 

« Patrice avait trouvé la princesse de ses rêves. Belle, intelligente, trop belle et trop intelligente pour lui, estimait-il, et pourtant avec elle tout était simple. Il n’y avait pas de coquetterie, pas de traîtrise, pas de coups fourrés à redouter. Il pouvait être lui-même sous son regard, s’abandonner sans craindre qu’elle n’abuse de sa naïveté. » (page 215)

 

« Elle n’était pas du genre à se raconter d’histoires. C’est en toute lucidité qu’elle l’a choisi. Mais avant de le choisir elle a hésité. Elle a dû se représenter très précisément, dans une lumière crue et même cruelle, ce que ce serait de passer sa vie avec Patrice. Les limites dans lesquelles ce choix l’enfermait. Et, d’un autre côté, l’assise qu’il lui donnerait. La certitude d’être aimée totalement, d’être toujours portée. » (page 218)

 

« On peut soutenir que devenir adulte, à quoi est supposé aider la psychanalyse, c’est abandonner la pensée magique pour la pensée rationnelle, mais on peut soutenir aussi qu’il ne faut rien abandonner. » (page 278)

 

« Une des choses qu’il avait aimées chez Juliette, c’est qu’elle n’était pas la femme avec qui il aurait dû être normalement. Elle l’avait bousculé, sorti de son sillon. Elle était la différence, l’inattendu, le miracle, ce qui n’arrive qu’une fois dans une vie et encore, si on a beaucoup de chance. » (page 304) 

7 réflexions sur “D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère

  1. Bonjour,
    je me permets un petit commentaire sur votre blog pour vous signaler que l’adaptation théâtrale de « D’autres vies que la mienne » d’après le récit d’Emmanuel Carrère se jouera à Paris à la Manufacture des Abbesse à partir du 17 mai puis tout l’été au Festival d’Avignon.
    Chaleureusement.
    David Nathanson / Cie Les Ailes de Clarence

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    • Voilà qui est intéressant ! Je serais ravie de découvrir la pièce, dont le parti pris est j’imagine encore différent de celui qui a donné lieu au film « Toutes nos envies »…

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